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C’est compliqué de faire un film qui parle de soi.

En quoi le public se sentirait concerné par quelqu’un qui raconte sa propre histoire ?

Imagine que tu te retrouves à un enterrement de gens que tu ne connais pas.

Y a des étrangers qui pleurent, des enfants silencieux, et une famille dévastée.

En fonction de ton vécu, assister à un tel spectacle te semblera intime, impudique ou gênant, ou t’évoquera des situations de ta propre vie.

Mais ça te donnera pas pour autant envie de rejoindre cette procession.

Parce que c’est pas ton histoire.

Pour entrer dans un film, il faudrait que le réalisateur te donne envie que leur histoire devienne ton histoire, et que tu te veuilles faire suivre ce cortège.

Que tu ressentes de la tendresse, de la curiosité, de la surprise ou du désir pour certains membres de ta nouvelle famille, que tu te reconnaisses en eux, ou qu’ayant accès à certains de leur secrets, tu aies envie de t’impliquer.

Bref, que tu traverses  cet écran qui te sépare d’eux, pour rejoindre le cortège des invisibles.

C’est ce que j’ai voulu faire :  Filmer l’enterrement de ma mère et les jours qui ont suivi, comme le début d’un film que le public aurait envie de voir.

Trois ans plus tard, j’avais soigneusement rangé ce projet dans mon cimetière des films inachevés.

Non seulement, le souvenir de ce tournage me faisait mal, et ravivait la souffrance de la perte de ma mère, mais ce montage inabouti avait le gout amer de l’échec artistique.

Je n’avais pas trouvé l’angle pour faire de mon histoire personnelle un récit.  Dans ma procession, il n’y avait ni mafieux, ni top-models, ni super-héros, ni invisibles.

Juste des errants déboussolés face à un avenir incertain.

J’en étais arrivé à une décision radicale. Enterrer ce projet

Mais cet avorton de film s’inscrivait dans une longue liste de projet inachevés,  qui m’avait conduit à me rendre à l’évidence : depuis, la sortie de mon premier long-métrage en 2012, je n’étais plus allé au bout d’aucun de mes projets.

Et j’ai commencé à considérer l’inenvisageable.

Abandonner ce métier.

Jusque là, je m’étais toujours considéré comme cinéaste.

Le cinéma était devenu ma langue d’adoption depuis que j’avais décidé à 18 ans, de m’y consacrer pleinement, trouvant la force de tenir tête à mes parents, refusant la voie scientifique qu’ils rêvaient de me voir emprunter.

Ce refuge était devenu mon radeau de la méduse face à mes blocages relationnels, ma timidité maladive, ma peur de m’exprimer devant les autres, et mon sentiment d’impuissance devant à un monde sur lequel je n’avais  aucune prise.

Je me suis senti accueilli dans ce drôle d’univers ou des gens transformaient leurs rêves en réalité. 

Dialoguant avec les spectres de mes cinéastes favoris, dévorant leurs biographies, analysant leurs films plan par plan, je m’imaginais faire partie de cette tribu de créateurs de mondes parallèles.

J’avais enfin trouvé un endroit où mes délires et mes différences ne s’appelaient plus bizarreries ou handicap, mais liberté créatrice et originalité.

Mon admission à l’école nationale du cinéma, est venue conforter mon statut, et rassurer mes parents inquiets pour mon avenir.

Désormais adoubé par des professionnels, j’avais un domaine d’expertise pour me donner une contenance, et justifier mon existence.

Jusqu’à ce que la réalité vienne brutalement faire exploser cette fiction.

Tout cela n’était qu’une illusion.

Malgré la terreur et le déni, j’ai du me rendre à l’évidence. Je n’étais pas fichu de faire partie de la tribu des raconteur d’histoires.

Alors, j’ai sorti ma pelle et mon râteau, et dit adieu à mes rêves de carrière cinématographique.

J’ai redouté l’effondrement. Je n’avais plus ni ma mère, ni ma principale raison de vivre.

Après avoir rencontré le vide, le désarroi, et le chaos, j’ai découvert stupéfait, que de l’autre côté de ma plus grande peur, il y avait encore la vie.   

Ça a été un soulagement inattendu. 

Débarrassé de toute cette pression que je m’étais infligée depuis des années, à devoir produire des œuvres mémorables, j’ai senti mes angoisses disparaître.

C’est à ce moment là que j’ai recroisé Benoit, un vieux pote monteur de films avec qui j’avais sympathisé quelques années plus tôt.

– T’es sérieux  Namir ? T’as vraiment arrêté

– Oui oui, le cinéma c’est fini, je travaille dans l’hypnose maintenant, et franchement ça me va très bien.

– Bon, si c’est mieux pour toi. Mais franchement… je veux dire… j’ai vu ton premier film…  Y a du cinéma la dedans….  je dis pas ça pour pour te flatter mais… pour moi, t’as vraiment quelque chose a faire dans le cinéma…

Alors,  comme un vieux démon qui remonte à la surface, j’ai pas pu m’empêcher de lui glisser quelques mots à propos de ma dernière tentative cinématographique. 

– C’était un réflexe de survie. J’avais besoin de me distancier de la mort de ma mère. J’ai filmé son absence, le vide qu’elle laissait.  Et puis, j’ai commencé à imaginer que je pouvais utiliser les images que j’avais tournée d’elle pour la faire revenir…. Un peu comme si  dans ce monde parallèle, elle était encore vivante, et que nous, sans le savoir, nous étions….

Benoit m’a interrompu.

– T’as les rushes là?

– Bah ouais. j’ai même fait un prémontage.

-Y a moyen que je regarde ?

– Si tu veux, mais je suis pas sur que ça soit vraiment intéressant.

 

Tu parles. Je jubilais. Je savais que Benoît me dirait ce qu’il en pensait, en toute franchise.

Je l’ai observé, les yeux rivés sur l’écran devant les séquences de l’enterrement, devant mes entretiens maladroit avec mon père dans l’appartement de Boulogne, devant mes enfants face aux images de leur grand-mère, et devant mes tentatives de ressusciter ma mère.

A ses côtés, je redécouvrais ce film que j’avais tourné, commençant enfin comprendre, avec lui, ce que j’avais voulu y raconter.

A la fin de la projection, je me suis tourné vers Benoit, comme un gosse qui attend l’approbation de son maître.

-Tu crois que ça peut faire un film ?

Et dans le silence de ses yeux, j’ai vu qu’il avait déjà rejoint le cortège des invisibles.

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