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– Un jour nous rentrerons en Égypte.  

Cette phrase je l’ai longtemps entendue pendant mon enfance.

La France était pour mes parents une résidence provisoire, dans l’attente du retour à la Terre Promise, celle que mes parents chérissaient plus que tout.

Depuis, les années ont passé. J’ai eu mon bac, fini mes études, mon père est parti à la retraite.

Mais il n’y a pas eu de retour en Égypte.

On a enterré ma mère en France, à des milliers de kilomètres de son village natal.

Et mon père est resté seul dans son appartement de Boulogne Billancourt.

Un an après la mort de ma mère, avec ma sœur nous lui avons proposé de faire un voyage en Égypte, dans l’espoir de l’aider à sortir de sa dépression.

Sentant que ce voyage serait peut-être son dernier dans son pays d’origine, on a voulu lui offrir un beau moment de partage.

L’Égypte ne ressemblait plus au pays que mon père avait connu et aimé autrefois. Entre temps, j’avais construit mes propres liens et relations, et  je me réjouissais de lui faire découvrir mon Egypte, lui présenter mes amis, et le guider dans des lieux qu’il ne connaissait peut-être pas.

Comme pour lui dire que la relève était assurée.

Et qu’à ma manière, j’étais resté fidèle à son désir.

Nous avons passé quelques jours agréables, même si je sentais que cela coutait à mon père de sortir de son chagrin et de sa solitude pour rencontrer mes amis, ou de nouveaux lieux.

Un matin, je lui ai proposé de m’emmener dans un endroit qui avait compté pour lui. Comme un rituel pour dire au revoir à cette terre qu’il ne reverrait sans doute plus, et partager avec lui un bout de son Égypte.  

Il m’a répondu par un haussement d’épaules. Tout cela n’avait désormais plus d’importance pour lui. J’ai eu un pincement au cœur, mélange de frustration, de tristesse, et d’agacement. Puis  acceptant mon impuissance, j’ai laissé tomber l’idée et nous nous sommes allés  nous promener dans les rues du centre ville, en compagnie de ma tante Enayat et mon cousin Antonios.

Je ne me souviens plus très bien comment nous nous sommes retrouvés dans le jardin de l’Ezbekieh, sur la place de l’opéra.

C’était un rêve de voir surgir cet improbable jardin, quasi-désert, en plein cœur de la capitale, dans un quartier urbain, bruyant et pollué.

Nous nous sommes posés sur un banc, pour profiter du vent, du calme et du chant des oiseaux. Les bruits de la circulation étaient étouffés par les feuilles des arbres.

Il y avait de la grâce et de la magie dans ce mysterieux moment que la vie nous offrait.

– Je connais ce banc. J’ai dormi dessus il y a 52 ans.

La voix de mon père était calme et apaisée.

Et il a commencé son récit.

Il venait de sortir de prison, après 5 ans dans les camps de Nasser. Et n’avait pas d’endroit ou dormir.  

Ses cousins au Caire, qui devaient l’héberger, faisaient semblant d’être absents quand il allait sonner chez eux.

Alors, la nuit, il errait sans argent ni destination, avec pour seul compagnon son paquet de cigarette.

En prison, malgré la souffrance, ils étaient un collectif et cela leur donnait la force, mais là, à sa sortie, il se retrouvait isolé, démuni,  dans une société qui ne voulait pas de lui.

Un matin, épuisé a bout, il est arrivé devant ce  banc, dans le jardin jardins de l’Ezbekiya, espérant s’y allonger et dormir un peu.

Ce même banc sur lequel nous nous retrouvions aujourd’hui.

A l’époque, un policier s’était alors approché de lui

POLICIER
Qu’est- ce que tu fais ? Dors pas là, tu risques de te faire voler tes affaires.

WAGUIH
Qu’est ce qu’on pourrait me voler ? Je n’ai rien.

POLICIER
On pourrai te piquer tes vêtements. Ne dors pas ! Allez lève-toi, et bouge d’ici.

Mon père s’est tourné vers moi

WAGUIH
Même dormir ne m’était pas permis.

J’ai eu les larmes aux yeux en écoutant mon père se raconter, et livrer pudiquement sa détresse.

Par quel étrange hasard nous étions nous retrouvés sur ce même banc qui le ramenait à ce qui fut pour lui l’un des pires moments de sa vie.

NAMIR
Papa, à quoi il rêvait, cet homme de 29 ans qui voulait dormir sur ce banc ?

WAGUIH
Avoir un travail. Une maison. Et trouver à manger.

NAMIR
Pourquoi trouver un travail ?

WAGUIH
Pour exister. On ne peut pas exister sans travail.

NAMIR
Si tu pouvais t’adresser à cet homme de 29 ans, qui vient de se faire chasser de ce banc, t’aimerais lui dire quoi  ?

WAGUIH
Sois volontaire. Fais des efforts. C’est ce qui va te permettre de t’en sortir.

NAMIR
Et imagine que tu puisse raconter à ce Waguih de 29 ans, tout ce qu’il va réussir à faire, dans les 50 prochaines années de sa vie, et ce qu’il va devenir, comment il réagirait ? 

WAGUIH
Il me dirait : tu en as enduré des choses. Tu as beaucoup porté. Grâce te soit rendue.

Nous sommes restés quelques instants sur ce banc, en silence.

Un jour, avec mon père nous sommes retournés en Égypte.

Et assis sur un banc, nous avons honoré la trajectoire d’un homme d’efforts et de volonté, salué la terre promise, avant de nous en retourner chez nous. 

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